vins inconnus sur la cuisine de Jean-Philippe Durandmercredi, 16 décembre 2009

Nous nous sommes connus aux restaurants de Marc Veyrat. Nous sommes huit et cela fait bien longtemps que les amis de Marc Veyrat ne s’étaient pas réunis au complet. Il y a longtemps aussi que Jean-Philippe Durand, notre cornac et cuisinier de rêve n’avait pas fait la cuisine pour nous. C’est ce soir chez lui. C’est une occasion superbe de mettre le talent de notre ami en face de saveurs vineuses inconnues. J’ai donc choisi dans ma cave un voyage dans l’inhabituel et l’énigmatique. Pour permettre à Jean-Philippe d’adapter ses préparations aux vins, mon épouse et moi sommes arrivés une heure avant les autres amis, pour que j’ouvre à temps des flacons originaux.

Les amis arrivent et nous commençons par un velouté de potiron à la noix de coco et au gingembre pour préparer nos palais. Les noix de St Jacques juste saisies et ananas aux épices douces voisinent avec deux demi-bouteilles de Château Haut-Brion blanc 1992 provenant de la cave de la Tour d’Argent dont je voulais tester le goût puisque j’en ai acheté beaucoup. Le nez du vin est superbe, la bouche est très Haut-Brion, sans l’opulence des grandes années, mais suffisamment de puissance pour que le plaisir soit grand. Le final très citronné est d’une grande fraîcheur. L’ananas est d’une belle originalité mais je trouve que le vin est surtout mis en valeur par l’onctueuse coquille. Mon achat est une bonne pioche.

Le foie gras poêlé, caramel acide à l’orange amère est une merveille de texture et crée un accord invraisemblablement joli avec le Tokaji Aszu, vers 1910 qui est le seul Tokaji que j’ai acquis d’une cave belge entièrement constituée avant 1930. J’ai indiqué « vers 1910 », mais à la réflexion, compte tenu de la lie, nous pourrions bien être au 19ème siècle. C’est une amie qui a expliqué les irisations extrêmes du verre de la bouteille : elle a été enterrée pendant de longues années pour atteindre cette érosion colorée du verre. Le nez du vin est envoûtant et pur. En bouche, il n’y a rien de plus séduisant, doucereux, riche et extraordinairement frais. Quel Tokaji ! Le temps d’un siècle a construit patiemment cet équilibre spectaculaire.

Jean-Philippe l’a travaillé cet accord ente l’escalope de ris de veau, sauce au café, risotto au génépi et ce vin totalement inconnu que nous avons appelé finalement : Brown Madera,1828. La bouteille est à coup sûr du 18ème siècle puisque j’en ai une quasiment semblable de 1780. Quant au contenu, que dire ? Le nez est sublime, lui aussi très pur, plus rêche que le Tokaji qui explose de douceur. L’attaque en bouche me fait penser la forme ronde de la bouche du poisson-chat. C’est une attaque frontale très large. On est dans des saveurs de douceurs jaunes. Puis très vite l’alcool s’affirme et le final est allongé comme la queue de ce même poisson, et évoque la sécheresse des Xérès. Il y a des notes de café, d’épices, qui permettent à l’un de nos amis qui fut professeur d’œnologie d’affirmer qu’il s’agit de madère. Mes références aux vins de Chypre de 1845 me permettent de dire que ce vin est d’avant cette date. Et comme j’ai bu plusieurs vins de 1828, nous concluons de façon péremptoire qu’il s’agit d’un Madère 1828. Mais une chose est sûre, c’est qu’aucun d’entre nous n’a rencontré un goût aussi étrange, exotique, aussi profondément parfait, dans un style opposé à celui du Tokaji qui joue sur sa douceur et non sur son alcool, alors que celui-ci joue sur l’alcool et un style très sec. Je suis personnellement « pris aux tripes » en découvrant une saveur que je n’ai jamais connue.

Le plat suivant s’appelle Souvenir de Toscane : lardo di Colonnata, gnocchi al parmigiano, crema di funghi porcini. C’est le plat le plus abouti de la cuisine de Jean-Philippe où tout est subtil dans les dosages. Luc a apporté un Champagne Dom Pérignon 1978 dont il est fier, car il chérit cette année oubliée des amateurs. Alors il nous en parle comme de ces livres interdits qui se passent sous le manteau. Le champagne doré est à l’opposé du 1975 Œnothèque que je viens de boire récemment. Le 1975 était fluide, délicat, très Dom Pérignon. Celui-ci est atypique, puissant, conquérant, et séduisant par sa vinosité virile. Il faut bien ce champagne pour changer son palais après le madère. Mais le plat accueille si bien le madère qu’il faut reprendre du champagne pour étalonner à nouveau nos capacités gustatives.

Le pigeon à la goutte de sang, sauce mûre-framboise, marrons glacés au sang est une merveille de subtilité traitée en douceur. Et c’est le bon choix pour le Château Latour 1975 qui est un Latour aux folles promesses. Comment peut-on parler d’un vin de 34 ans en disant : « il est encore jeune, il faut le laisser vieillir » ? Car c’est la jeunesse de ce vin révélée et exacerbée par la frémissante sauce au sang qui emporte notre adhésion.

Des dés de ris de veau à la truffe noire de Richerenches accompagnent un autre vin de la cave murée acquise il y a un an. Rien n’est lisible sur la bouteille et le bouchon ne m’en dira pas plus tant il est noir tout du long. C’est par un indice de nombre de bouteilles identiques que je suis convaincu qu’il s’agit d’un Château Ausone 1900. A l’ouverture le nez était poussiéreux, mais l’espoir existait. Tout au long de la soirée nous avons senti le vin s’éclore. Avec les amis, mais surtout Luc, nous dégustons le vin en cherchant s’il est cohérent qu’il soit de 1900 et s’il est logique qu’il s’agisse d’Ausone. C’est amusant de croiser ainsi les souvenirs, mais aussi d’exclure petit à petit des hypothèses autres. Tout en réfléchissant, nous jouissons du vin qui m’a profondément ému. Alors que j’aurais il y a dix minutes annoncé que le madère serait mon favori, ce vin, Ausone, puisque c’est Ausone, me transporte de joie, car je retrouve sans aucun doute la perfection que m’a donnée le millésime 1900, le plus grand sans doute de tous, comme je l’avais écrit dans mon livre. Je retrouve une richesse, un aplomb, une assise, un équilibre, une maturité qui ne peuvent exister que dans les années de première catégorie. Alors, comme nous avions déjà un peu bu, j’ai eu ma minute d’émotion, en pensant que je venais de faire ressusciter sur une cuisine de rêve trois vins aux saveurs aujourd’hui inconnues : un Tokaji que l’âge magnifie, un madère extra-terrestre et un Ausone 1900 au sommet de perfection que le vin rouge peut atteindre. Cela m’a donné le tournis.

Le Stilton (Nicole Barthélémy) est le plus beau Stilton du monde. Hélas, trois fois hélas, la magnifique bouteille de Château Climens 1924 est frappée d’un petit goût de bouchon. Alors, même si le vin est bon, car il combine de discrets agrumes et un charmant caramel, on ne voit que le bouchon comme l’on ne voit que la feuille de salade collée aux dents, même sur le plus beau des sourires. Yann était triste car à l’ouverture son vin avait un merveilleux nez d’agrumes. Que s’est-il passé ? Je comprends sa tristesse car Climens est l’un des plus sublimes sauternes. Les deux tartes de Philippe Conticini, la tarte Tatin et la tarte douce à l’orange sont d’une magnifique délicatesse qui comme deux infirmières nursent le Climens.

Ma femme a réalisé à la dernière minute des petites madeleines façon Astrance (euh, mieux qu’Astrance) juste sorties du four pour accompagner un chocolat noir à la vanille de Tahiti et une ganache noire aux épices douces (Jacques Génin) qui doivent donner un écho au très vieux Bourbon vers 1900 que j’avais ouvert à Clos de Tart il y a un mois et dont il me restait presque la moitié. Curieusement cet alcool est devenu trouble, sans doute du fait des transports, et il a perdu une bonne partie de son éclat que j’avais alors trouvé miraculeux. Malgré ces blessures récentes, l’évocation de Bourbon me remplit d’aise. Cet alcool qui provient de la cave parisienne du Duc de Windsor, mais maintenant de la mienne, m’évoque toutes les splendeurs du passé, que l’on idéalise forcément.

Jean-Philippe a confirmé une fois de plus son immense talent, sa préscience des accords, son raffinement d’exécution. Les amis ont apporté des vins de bonheur et j’ai pu leur faire découvrir des saveurs totalement inconnues, fruits de mes achats tous azimuts, car il y a dans ces vins obscurs ou inconnus une richesse – fort heureusement pour moi – totalement insoupçonnée. Nous avons voté de façon peu formelle et nous étions tous d’accord pour placer en un l’Ausone 1900, en deux le madère 1828 (mais je n’exclue pas qu’il soit plus vieux encore), en trois le Tokaji vers 1910 que l’on verrait bien ex-æquo avec le Dom Pérignon 1978, suivis du Latour 1975. Ce fort moment d’amitié et de partage de merveilles sur une cuisine d’un art consommé, c’est le plus beau prélude aux fastes de Noël.